La fourmilière hospitalière

L'histoire

Je l'ai cherché dans tous les recoins ! Parce qu'à force d'en entendre parler tout le temps, j'ai l'impression qu'il est partout : sous mon lit, entre les coussins du canapé, dans les placards de la cuisine.
— Négatif, pas de Corona ici ! ai-je dit à ma mère. À mon avis, il doit avoir un super pouvoir d'invisibilité, ce coronavirus !
Elle a souri. J'aime la voir détendue, ces temps-ci, alors je fais le pitre. Maman m'a expliqué que pour le voir, il faut un microscope très puissant. C'est quand même fou : comment une si petite chose arrive-t-elle à rendre malade autant de monde sur la planète ? Maman dit que les virus sont des petits malins vicieux, et qu'ils se propagent en silence en voyageant d'une personne à l'autre. Une seule personne porteuse du virus peut le transmettre aux autres en toussant, en faisant la bise ou simplement en serrant la main. Je comprends mieux pourquoi c'est si important de garder ses distances et de bien se laver les mains. Quand je vais chez Mme Vézina, mon ancienne nourrice qui habite au 4e, on se salue en se faisant des « bisous de chaussures ». Ça me plaît, parce que c'est plus marrant ! Et entre nous, je préfère… parce que parfois, l'haleine des adultes…
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Moi, c'est Chloé, au fait. J'ai 9 ans et je suis en CM1. Cela fait deux semaines que toutes les écoles sont fermées. Depuis qu'il y a le confinement, les gens doivent rester à la maison… du moins, tous ceux dont le travail n'est pas indispensable en ce moment. Ma maman est infirmière à l'hôpital, c'est important qu'elle continue à aller travailler. Le problème, c'est que mon papa est très loin, mes parents sont divorcés. Du coup, je risque de ne pas pouvoir le voir avant un moment…
Comme ma grand-mère a la santé fragile, Maman a préféré demander à Mme Vézina de me garder pendant la journée. C'est une dame super méga gentille ! Sans hésiter, elle a tout de suite accepté de s'occuper de moi, en plus de trois autres jeunes du quartier qui sont dans la même situation : elle accueille les enfants du personnel soignant du quartier. C'est certain, cela lui fait beaucoup d'enfants dans les pattes… Malgré tout, elle a quelques moments de répit… quand nous faisons nos devoirs, surtout. Oui, ma maîtresse m'envoie tous les jours du travail à faire… et elle n'oublie jamais ! Alors Mme Vézina nous installe sur la grande table de la salle à manger, à un mètre de distance chacun. Il paraît que le virus ne sait pas sauter… en plus, ça nous évite de papoter.
Quand je pars le matin, je vois une miette de tristesse dans les yeux de Maman. Je sais bien, dans le fond, qu'elle aimerait rester avec moi, au chaud, à la maison. Mais elle ne peut pas : « Le devoir m'appelle », me dit-elle chaque fois. En ce moment, elle a beaucoup à faire : à cause du virus, il y a de plus en plus de malades qui arrivent aux urgences. Et c'est précisément là que Maman travaille. Pas aux urgences ordinaires, non, mais à celles qu'ils ont installées sur le parking de l'hôpital, là où ils reçoivent les malades du Covid-19 amenés en ambulance, par le SAMU. Maman dit qu'ils ont fait exprès de séparer les deux urgences, pour ne pas contaminer les patients qui sont déjà là. D'ailleurs, ce sont seulement les malades les plus graves qui y sont envoyés, ceux sélectionnés par les médecins du SAMU, le 15.
Quand Maman me raconte ses journées, je sens une boule se former dans mon ventre et parfois, elle monte jusque dans ma gorge. L'idée que ma mère attrape ce méchant virus m'angoisse. L'autre soir, avant d'aller au lit, je lui ai avoué mes craintes. Elle m'a murmuré :
— Ne t'inquiète pas ma grande… Je prends toutes les mesures pour faire barrière au virus.
Je la crois, car ma mère, c'est une guerrière.
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Maman pose le repas du soir, sur la table. Mme Vézina a préparé des lasagnes maison pour qu'on n'ait « que les pieds à mettre sous la table en rentrant ». J'adore ça en plus, les lasagnes.
— Aujourd'hui, Mme Vézina nous a demandé d'expliquer le métier de nos parents.
Ma mère lève la tête, intriguée.
— Tu sais, il y a une fille de 10 ans avec moi, qui s'appelle Sophie. Elle dit que tu connais sa mère. Elle aussi travaille à l'accueil des urgences Covid-19. Un vrai casse-tête, paraît-il. Elle doit gérer les patients quand ils arrivent, les enregistrer, veiller à bien les répartir en fonction des places, des lits disponibles, mais aussi en fonction des salles d'examen. Les plus malades doivent vite être isolés ! Et ce n'est pas tout… Elle doit en permanence garder un œil sur ceux qui sont dans la zone d'attente. Il paraît que leur état de santé peut basculer d'un seul coup. Sophie dit qu'il faudrait qu'elle ait deux paires d'yeux et deux bras supplémentaires pour tout faire.
— Bien sûr que je la connais ! C'est Murielle ! Une femme formidable : serviable, disponible, souriante et toujours à l'écoute. Elle rassure beaucoup les patients.
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— Là, tu m'impressionnes, Maman !
— Tu sais, ma Chloé, on a beau être nombreux, on se connaît tous. Le personnel soignant, c'est un peu comme une deuxième famille…
Je la coupe et ajoute :
— Le père de Max, lui, est médecin urgentiste. Il est aussi sur le front. Il nous a parlé des règles de sécurité, expliqué que vous deviez changer de masque, de charlotte, de gants, de surblouse et de lunettes de protection entre chaque patient pour ne pas être contaminé, mais aussi, pour ne pas contaminer les patients suivants…
— Eh oui, on doit le faire chaque fois, me confirme Maman. Et en cas d'urgence, le père de Max peut être rappelé à tout moment. Même au beau milieu de la nuit !
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Admirative, sourire aux lèvres, je regarde Maman. Je suis si fière d'elle et, à ses yeux qui brillent, je sais qu'elle est fière aussi de faire partie d'une telle équipe. Un peu comme les Avengers.
J'avale une grosse bouchée de lasagnes, et poursuis :
— La mère de Théo, elle, est médecin en réanimation. Elle s'occupe des patients infectés par le Coronavirus, les cas graves qui sont en « stress pulmonaire ».
— En « détresse » pulmonaire, mon chat, me reprend Maman. Ça veut dire qu'une personne a du mal à respirer. Dans les cas très graves, la maman de Théo doit entrer un tube dans la gorge du malade pour faire arriver directement l'air dans les poumons et l'aider à respirer correctement. Ça s'appelle « l'intubation ».
J'ouvre des yeux ronds, ça ne me plaît pas du tout… Maman passe la main dans mes cheveux.
— Le matériel médical fait souvent peur, Chloé, mais l'intubation permet de sauver des vies, tu sais.
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— Amandine, elle, nous a parlé de son père. Il travaille dans un des laboratoires de l'hôpital. Toute la journée, il analyse des dizaines d'échantillons : tous les prélèvements faits sur les patients qui peuvent avoir été contaminés par le Coronavirus. Elle a dit que pour faire l'analyse, son père doit avant tout « DÉ-SAC-TI-VER » le virus.
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Elle nous a expliqué que, de cette façon, le virus ne pouvait plus faire de mal… C'est un travail super dangereux, non ?
— Je dirais plutôt, délicat, précis. Mais tu sais, cela fait partie des risques, et on en prend toujours au contact des malades, répond Maman. Le mieux, ce serait que les gens respectent parfaitement les règles de confinement : ça nous éviterait d'être submergés par de nouveaux cas ! Ces règles sont là pour empêcher le virus de se propager trop vite, à tout le monde en même temps. Ceux qui n'en font qu'à leur tête mettent tous les autres en danger. Le virus contamine alors plus de gens, et cela augmente encore la charge de travail du père de Max, d'Amandine, de la mère de Théo et de Sophie.
— Et de toi aussi ! m'exclamé-je, indignée. Tu es une warrior, toi aussi ! Moi, je dis à tout le monde que tu es une super-héros !
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— Il y en a encore beaucoup d'autres, ma chérie : les brancardiers, qui aident aux déplacements des malades, les aides-soignants qui réalisent les soins d'hygiène, les agents de service qui assurent l'hygiène des locaux… L'hôpital, c'est une gigantesque fourmilière qui travaille sans relâche.
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Au même instant, venant de l'extérieur, on entend des bravos et un tonnerre d'applaudissements. Il est 20 heures pile. Comme tous les soirs, dans toute la ville, les gens ouvrent les fenêtres ou sortent sur leur balcon pour remercier les personnels soignants de leur formidable travail. De l'autre côté de la rue, au même étage que nous, un garçon, accompagné de sa guitare, chante en boucle des « merci-merci-merci ». Fenêtres grandes ouvertes, Maman et moi profitons du spectacle. Très vite, trop vite, la fraîcheur du soir vient nous picoter les joues. Si le printemps a tout juste pointé le bout de son nez, il fait encore froid. À contrecœur, Maman referme la fenêtre.
— Ce n'est pas le moment d'attraper un rhume ! lance-t-elle en bayant aux corneilles.
En la voyant si fatiguée, il me vient une idée.
— Maman, fais-moi plaisir et assieds-toi au salon. Repose-toi, c'est moi qui débarrasse ce soir !
— Tu es un amour, mon chaton, déclare-t-elle en s'installant devant la télévision.
Je relève alors mes manches et m'active. Je ramasse, je range tout en prenant soin de ne pas faire trop de bruit, mais surtout, en faisant attention de ne rien casser. Ma tâche à peu près terminée, je jette un œil au salon ; ma mère s'est endormie devant la télé. Ni une ni deux, je décide de m'attaquer à la vaisselle sale que j'ai empilée à côté de l'évier. La vaisselle finie, je veux ranger les assiettes dans le placard, mais je suis trop petite pour l'atteindre. J'approche une chaise pour y grimper. Le bruit réveille Maman.
— Eh là ! ma puce, s'exclame-t-elle en venant me rejoindre. Ce serait bête de se retrouver aux urgences. Il y a déjà assez de monde comme ça, là-bas, tu ne crois pas ? Descends de ton perchoir. Je vais ranger, tu m'as déjà bien aidée.
Et depuis, dès que je peux participer aux corvées de la maison, je le fais. Plier le linge, passer l'aspirateur, mettre la table, aider à la préparation des repas… il y a de quoi faire pour alléger les journées de Maman !
Finalement, cet affreux virus aura peut-être apporté une chose positive : la solidarité, qui nous relie tous en ce moment. Si on se serre les coudes, même de loin, on sera toujours les plus forts.
Johanne Gagné, La fourmilière hospitalière, ill. Thomas Tessier